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Ils prirent place sur les bancs, l’un en face de l’autre. Aahmès appela la servante taciturne et la chargea d’apporter de la bière et du pain. Puis elle se ravisa et, alors que la femme s’éloignait d’un pas traînant, elle lui demanda des gâteaux et du vin. La femme hésita, regardant alternativement sa maîtresse et Huy, avant de sortir avec un haussement d’épaules presque imperceptible.

« On ne va pas lésiner en pareille occasion, dit Aahmès, esquissant un sourire timide.

— Je ne t’ai apporté aucun présent, répondit Huy, confus. Je viens tout juste d’arriver. Il m’importait d’apprendre ce que tu sais au sujet d’Héby, et je ne m’attendais pas à te trouver dans un tel dénuement. Tu n’en disais rien, dans ta lettre.

— Autrefois, tu vivais seul et abandonné dans la cité de l’Horizon. Tu ne nous avais même plus, Héby et moi. Pourtant, les dieux n’ont pas permis que tu finisses tes jours là-bas. Pour nous aussi, le Chat-Lumière tranchera la tête du Serpent[21].

— Je forme des vœux pour qu’il en soit ainsi. »

Elle soupira et le contempla comme si elle avait peine à croire à sa présence.

« C’est étrange de se revoir…

— Oui, je ressens la même impression.

— Nous serions-nous rencontrés à nouveau, sans la disparition d’Héby ?

— Non, à moins qu’une autre raison l’eût rendu nécessaire.

— Peut-être cela aurait-il mieux valu. »

Huy se sentit vaguement blessé par cette remarque.

« Mais nous avons en l’occurrence une excellente raison de nous revoir. Il ne s’agit pas d’un pèlerinage sentimental sur les traces d’un amour mort. Notre fils reste un lien entre nous.

— Tous trois, nous sommes des étrangers les uns pour les autres. »

Huy garda le silence un moment, puis objecta :

« Je ne puis croire qu’il soit un étranger pour toi, ou toi pour lui. »

Ce fut au tour d’Aahmès de rester silencieuse, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le scribe.

« Allons ! dit-il. Nous devons le retrouver.

— À condition qu’il soit en vie.

— Dans ta lettre, tu disais que tu ne croyais pas à sa mort. »

Elle parcourut la pièce des yeux comme si un intrus était tapi dans l’ombre. Mais la seule personne à se détacher de l’obscurité fut la servante, qui apportait une fiasque de vin et deux gobelets, ainsi qu’une petite assiette de gâteaux au miel.

« Ce vin n’est pas aussi bon que ceux dont tu as l’habitude dans la capitale du Sud, prévint Aahmès en le servant. Il vient de l’île d’Alasia, au nord de la Grande Verte. Menouhotep en importe de petites quantités.

— Il a noué des contacts avec les marchands de là-bas ?

— Oui, répondit-elle après une infime hésitation. Ce sont des marins. Leurs navires accostent souvent ici.

— Nous les connaissons mal, chez moi. Le roi laisse le commerce du Nord aux mains de ses vizirs. »

Il dégusta le vin qu’elle lui avait offert. C’était du résiné, plus âpre que celui qu’il buvait d’ordinaire. Néanmoins il était bon, et Huy ne manqua pas d’en faire le compliment. Cela fit visiblement plaisir à Aahmès.

« Tu vois, je suis devenue une vraie habitante du Nord ! » lui dit-elle.

Les gâteaux étaient secs et rassis. Il en mangea deux, par politesse, tout en examinant discrètement la pièce. Le reste de la demeure était-il à l’avenant ? On devinait qu’elle était grande, plus, peut-être, que celle du gouverneur.

« Je sais encore lire dans ton cœur, constata Aahmès, qui l’avait observé en souriant pendant qu’il mastiquait laborieusement.

— Raconte-moi ce qui est arrivé.

— Il ne voudrait pas que tu le saches. Il est si fier ! Il essaie de s’aveugler, mais… »

Elle soupira, puis, se reprenant, expliqua au scribe :

« C’est à cause de la guerre. Elle a interrompu le commerce du cèdre. Menouhotep n’était pas installé depuis assez longtemps pour avoir constitué des réserves suffisantes et il… nous… nous avons vu trop grand en prenant cette maison. Nous avons emprunté pour l’acquérir et pour lancer notre affaire. Sans cette guerre, nous aurions réussi à rembourser nos créanciers et personne n’aurait remarqué que nous avions des dettes. Petit à petit, nous avons été forcés de nous séparer de tous nos biens. La maison aussi est en vente, malheureusement personne n’en veut. Menouhotep était prêt à la céder contre le prix d’un navire de commerce convenable, pour faire la navette sur le Fleuve. Apparemment, c’est encore trop cher payé pour tous ceux qui en auraient les moyens.

— Ne pourrait-il emprunter davantage afin de tenir le coup ? Tout le monde sait que la guerre sera bientôt finie.

— Ils ne veulent plus l’aider. Ne lui dis surtout pas que je t’ai appris tout cela ! Il ne va pas tarder, car il désire faire ta connaissance.

— Pourquoi ces gens refusent-ils de l’aider ?

— Je l’ignore. Nous ne sommes sans doute pas dans cette ville depuis assez longtemps pour être acceptés. Ici, Huy, la société vit en vase clos. Ce n’est pas comme dans la capitale du Sud ou à Perou-Néfer[22].

— J’ai déjà vécu dans une petite ville.

— T’y plaisais-tu ?

— Non. Il était impossible d’y rester anonyme.

— Héby se plaisait ici.

— Quand s’est-il engagé ?

— Dès qu’il a eu l’occasion d’être formé pour la charrerie.

— Le corps d’élite de l’armée… Son entraînement n’a pas dû être facile.

— Il bénéficiait de l’appui du commandant Ouserhet. Si tu savais comme notre fils brûlait d’être soldat ! Il voulait devenir archer.

— Pas un simple conducteur, mais un combattant.

— Oui.

— Il ne tient guère de moi.

— Ne sois pas fâché, Huy. Il ne te connaît pas. Menouhotep l’a élevé comme son propre enfant.

— Oui, Menouhotep, l’illustre guerrier !

— Tu n’as pas le droit d’être aussi amer.

— Je ne suis pas amer, mais déçu. »

Un silence gêné suivit, pendant lequel ils évitèrent de se regarder.

« Et maintenant il a disparu, dit Aahmès. Si seulement tu l’avais vu, Huy ! Il est tout ton portrait. Plus grand, mais bâti comme toi, et il te ressemble comme deux gouttes d’eau. Cela n’a pas toujours été facile de vivre en retrouvant ton visage dans le sien, à cause des souvenirs qu’il entretenait en moi…

— S’il n’est pas mort, l’interrompit Huy, où penses-tu qu’il pourrait être ? Que te dit ton cœur ?

— Je ne sais pas. Ce n’est qu’une impression confuse.

— Un désir ?

— Non, plus que cela. Et peut-être aussi plus qu’une simple impression. Héby n’avait aucune raison d’aller dans le désert. Il était impatient d’arriver sur le front. L’aurait-on tué pendant le voyage ? Cela n’a aucun sens !

— Et ses camarades ? Comment est-il concevable qu’ils n’aient rien remarqué ?

— Il avait peu d’amis. »

Peu, mais peut-être de ceux sur lesquels on pouvait compter, songea Huy. Des amis qui ne l’auraient pas trahi s’il nourrissait un projet secret. Plus que jamais, le scribe eut conscience de ne rien savoir de son enfant. Apprécierait-il l’adulte qu’il était devenu ? D’après ce qu’en avait dit Aahmès, cela paraissait improbable. Héby était le fils de Menouhotep, un fils d’ancien militaire, avide de goûter lui aussi à la gloire. Que lui avait dit Aahmès sur son premier mariage, et sur son vrai père ? Sans doute rien. Il était si petit, à l’époque ! Quel besoin aurait-elle eu d’évoquer cet échec ? Héby se souvenait-il de lui, rien qu’un peu ? Sûrement. Chacun gardait en soi certaines images de sa plus tendre enfance. Le cœur lourd, Huy se rappela qu’à la demande d’Aahmès, il n’avait pas cherché à correspondre avec son fils. Il était prêt à la croire, lorsqu’elle disait sentir qu’Héby était vivant. Le scribe n’éprouvait pas ce sentiment instinctif, mais il le respectait. Qu’elle ne pût lui donner d’indication plus concrète compliquait la tâche. Il faudrait s’entretenir avec le commandant de la garnison au plus tôt – le jour même, s’il en trouvait le temps.

« Es-tu bien sûre de l’avoir vu monter à bord ? insista Huy.

— Absolument ! Nous l’avions tous accompagné. Menouhotep et nos trois enfants.

— Où sont-ils, en ce moment ?

— À l’école, sauf la plus jeune. Elle est trop petite pour te révéler quoi que ce soit. Elle n’a que trois cycles de saisons. »

Huy fut honteux de ne pas connaître le nom de ces enfants, mais quelque chose l’empêcha de s’en enquérir. Il se demanda même s’il avait envie de les voir. Ressemblaient-ils à Héby lorsqu’il était petit ? Ils tenaient de Menouhotep, mais également d’Aahmès. Les os du père et la chair de la mère. C’était comme cela, avec les enfants.

« Aucun d’eux ne pourrait t’en dire davantage. Écoute ! Nous l’avons tous vu monter dans le bateau. Il a agité la main. Ils ne t’en apprendront pas plus que moi. »

Elle se tut. Son regard triste se perdit dans le vague, comme si elle faisait abstraction de Huy. Il observa ses traits tirés : l’espace d’un instant, il discerna le visage qu’elle aurait dans son vieil âge.

« Héby comptait beaucoup pour Menouhotep, reprit-elle. Peut-être plus que ses propres enfants. Il ne s’entend pas très bien avec les petits, alors qu’avec Héby, il avait de longues conversations. Que de plans ils échafaudaient ! Héby nous reviendrait auréolé de gloire et prendrait la suite de l’affaire, que Menouhotep aurait rendue prospère. Il deviendrait gouverneur du district, et peut-être un jour vice-roi de la capitale du Nord. Les hommes ont la tête dans les nuages et les femmes les pieds sur terre, comme dit le proverbe. »

Huy l’écoutait en silence. Quelle attitude aurait-il eue, quelles ambitions aurait-il nourries si Héby avait grandi auprès de lui ? Comme il aurait aimé que cet enfant devînt scribe ! Que de choses il aurait pu lui transmettre alors, et quelles portes ne se seraient pas ouvertes, grâce à l’influence d’un père fier de lui ? Huy retint un rire amer. Désormais sans enfant, il échappait au moins à la souffrance de voir anéanties ses plus chères espérances. Il regarda Aahmès qui, bien entendu, ne se rendait pas compte de la peine que lui avait infligée son manque de tact. Déjà dans le passé, elle n’en avait jamais conscience. On ne se refait pas. Eh bien, la revoir n’avait éveillé en lui aucun regret ! Elle n’était qu’une version plus lasse et plus âgée de la femme qu’il avait aimée, contemplée par une version plus lasse et plus âgée de l’homme qu’il avait été. Après tout, quelle importance ?

Il reprit un peu de vin et se sentit mieux, tout en redoutant de céder à la boisson, comme autrefois. L’alcool endormait la douleur sans en guérir la cause. Que d’années il avait gâchées, à force d’atermoyer au lieu d’empoigner le taureau par les cornes ! Et, tout bien pesé, sa vie avec Senséneb n’était-elle pas une répétition de son premier mariage ?

Un mouvement se fit, à l’entrée du jardin abandonné. Le petit serviteur parut surgir de nulle part en compagnie d’un homme de haute taille, légèrement voûté, et qui portait trop d’or pour quelqu’un dans sa situation. La première réaction de Huy fut de s’étonner qu’il n’eût pas vendu ses bijoux. Mais ensuite, il songea qu’un homme avait besoin de se raccrocher à des symboles de sa dignité, plus nécessaires à ses yeux que la nourriture. N’avait-il pas lui-même conservé sa palette de scribe pendant toutes les années où il lui était interdit d’en faire usage ?

Il se leva pour accueillir le marchand.

« Menouhotep ?

— Scribe en chef Huy… »

Toute gêne entre eux était inutile. Dans la pénombre, ils se mesurèrent des yeux. L’homme n’inspira à Huy aucune opinion particulière : un simple négociant dans une mauvaise passe et s’accrochant aux vestiges de la splendeur d’antan. Difficile de dire s’il avait conservé sa combativité, ou si son énergie s’était consumée tout entière dans une bataille désespérée contre la volonté des dieux. Mais non ; il y avait encore une lueur de défi dans son regard. Cet homme-là continuait à croire au bonheur, aux promesses de l’existence, même si l’on ne pouvait plus lui donner de titre, puisqu’il n’était plus rien. Il ne lui restait qu’une bâtisse en ruine, des bijoux en or, une épouse à bout de forces et des enfants, dont un fils qui était autrefois celui de Huy.

C’était à l’hôte de parler le premier, grâce aux dieux.

« Ainsi, te voilà scribe en chef !

— Seulement directeur adjoint aux Archives Culturelles.

— Quelle magnifique ascension, après cette longue disgrâce !

— On ne peut que s’élever une fois qu’on a touché le fond, dit Huy, tentant de trouver une parole consolatrice et vivement conscient de sa maladresse.

— Oui, si l’on n’en meurt pas.

— Même si l’on mourait, la résurrection nous attend dans les Champs d’Éarrou. »

Menouhotep ne répondit pas. Il fit un signe au petit serviteur qui, comprenant sans qu’il eût à parler, s’avança pour emporter la fiasque de vin. Ils attendirent pendant qu’il allait en chercher une autre, ainsi qu’un troisième gobelet. Huy vit le regard de Menouhotep tomber sur les gâteaux rassis et constater quelle triste chère ils offraient. Il se hâta de baisser la tête pour ne pas croiser ses yeux. Le maître du logis se leva et rattrapa rapidement son serviteur.

« Il est fier », répéta Aahmès, et ses mots résonnèrent dans le silence.

Huy savait qu’elle avait douloureusement conscience du contraste entre ces mauvais gâteaux et les bracelets qu’ils arboraient, son époux et elle, donnant tout lieu de s’attendre à une hospitalité plus fastueuse. Le scribe replia ses jambes sous la table pour ne pas attirer l’attention sur ses luxueuses sandales de cuir.

Il aurait voulu parler à son ancienne épouse, mais les mots le fuyaient. L’un et l’autre savaient que Menouhotep reviendrait bientôt, ayant ordonné au domestique d’offrir ce que la maison contenait de meilleur, même ce qu’on avait gardé pour les enfants.

En effet, Menouhotep ne se fit pas attendre. Tous trois bavardèrent poliment de choses et d’autres jusqu’à ce que la femme taciturne et le petit serviteur réapparaissent avec des assiettes. Ils déposèrent sur la table du canard froid, des oignons, des dattes, du pain de seigle, du miel et des fruits de perséa[23].

Dehors, dans la petite cour intérieure, le soleil dansait parmi les fleurs. C’était l’heure de la sieste mais, dans la pièce sombre et fraîche, aucun d’eux n’éprouvait l’envie de dormir. Huy n’avait pas faim, néanmoins les usages l’obligeaient à consommer un peu de nourriture.

« Tu es ici en mission pour le roi, je suppose ? demanda Menouhotep.

— Je suis surtout venu pour retrouver mon fils, répliqua Huy.

— Bien sûr », convint Menouhotep avec embarras.

Huy regretta son manque de tact. Ce n’était pas juste. Après tout, Senséneb avait raison. Cet homme avait accueilli Héby sous son toit et l’avait élevé pendant de nombreuses années.

« Ces tristes circonstances nous affligent tous autant que nous sommes, dit Huy en les regardant tour à tour. Il est vrai que le roi m’a aussi chargé d’une mission. Naturellement, je désire me rendre utile.

— Nous t’en sommes reconnaissants. »

Huy sentit que Menouhotep foulait son orgueil aux pieds, qu’il aurait voulu être encore assez riche pour lancer une expédition à la recherche d’Héby. Ses hommes auraient exploré sans relâche les terres situées à l’est de la Grande Verte. Ils auraient traversé la mer jusqu’à Keftiou et Alasia. Au lieu de quoi, Menouhotep devait se contenter de l’aide du premier mari de son épouse, qui, après sa déchéance, avait été élevé par les dieux à un poste honorifique. Il souffrait de ne pouvoir se montrer généreux. Il avait déployé toute la nourriture que renfermait son garde-manger devant le scribe, qui se servait à contrecœur, navré de voir qu’ils possédaient si peu. Malgré l’or étincelant à son bras, le marchand était aussi impuissant qu’un pantin.

« J’aimerais savoir qui Héby fréquentait ici, qui étaient ses compagnons, spécifia Huy.

— Il en avait peu à l’armée, et nous ne les connaissions pas, expliqua Menouhotep. Ils vivaient tous dans le camp d’entraînement, de l’autre côté de la ville.

— Je lui ai dit qu’Héby n’avait pas beaucoup d’amis », précisa Aahmès.

Assis sur le banc en face du scribe, ils offraient vraiment l’apparence d’un couple uni, chacun procurant à l’autre un appui, un soutien. Huy avait l’impression d’être un intrus – ce qui, d’ailleurs, était la vérité. Il eut envie de leur dire qu’il n’était pas leur ennemi, mais il ne put trouver les mots.

« Tout de même quelques-uns en ville, nuança le marchand. Tu n’en as pas parlé ? »

Aahmès le regarda sans répondre.

« Des fils d’anciens collègues, poursuivit Menouhotep. Et d’un en particulier. »

Il s’interrompit, gêné, comme s’il se sentait fautif.

« Peux-tu m’indiquer leurs noms ?

— Bien sûr. »

Toutefois, il échangea un coup d’œil hésitant avec Aahmès.

« J’aimerais les interroger, insista le scribe. Peut-être savent-ils quelque chose. Toi-même, en as-tu discuté avec eux ?

— Oui. Mais, maintenant, les deux auxquels je pense sont accablés par leur propre malheur.

— Que veux-tu dire ?

— Ce sont les fils d’Ipour, expliqua Aahmès. Sénofer et Méten.

— Où puis-je les trouver ?

— Chez leur père, répondit-elle. Ils vivent sous son toit. Eux ne sont pas partis se battre.

— Travaillent-ils dans cette ville ?

— Oui.

— Connaissiez-vous bien Ipour ? voulut savoir le scribe, pris d’une vague inspiration.

— Nous n’évoluons pas dans les cercles fermés dont il faisait partie, dit Aahmès, après un coup d’œil à son époux.

— Mais, néanmoins, vous le connaissiez. »

Elle regarda Huy dans les yeux.

« De vue et par ouï-dire, mais pas personnellement.

— Pourquoi l’a-t-on assassiné ?

— Mieux vaudrait le demander à Sénofer et à Méten.

— Héby aurait-il pu le savoir ?

— Il était parti lorsque Ipour est mort.

— Quel emploi occupent les deux fils ?

— Sénofer est prêtre-administrateur au temple d’Amon. Il est responsable de la flotte. Méten est scribe et travaille pour le marchand Douaf.

— Il faut absolument que je leur parle.

— Ils ne pourront rien t’apprendre, dit Menouhotep d’un ton désabusé. J’ai bien essayé, va. Ils n’en savent pas plus que nous.

— Étaient-ils là quand Héby est parti pour le front ?

— Sénofer, oui. Méten n’était pas en ville. »

 

Huy marcha lentement au long des rues. Il n’était pas pressé de retourner à la résidence, car il éprouvait le besoin d’être seul pour réfléchir. À peine était-il dans cette cité depuis quelques heures que déjà une multitude de faits l’intriguaient. Autour de lui, les rues s’animaient. Les gens étaient habillés plus pauvrement que dans la capitale du Sud ; leur visage était plus dur et plus ridé. Parmi les habitants de la Terre Noire, il remarqua de nombreux étrangers, des hommes à la barbe fournie et au corps poilu, vêtus d’épaisses tuniques de laine grossière et de pantalons amples. En haut d’un mur blanchi à la chaux, un singe attaché au bout d’une chaîne lui montra les dents. Huy dut s’écarter pour laisser passer une petite caravane de trois ânes beiges lourdement chargés de sacs, d’où dépassaient des bottes de légumes un peu fanées.

Insensiblement, il se dirigea vers le port. Il descendit chaque ruelle en pente qu’il rencontra, puis s’orienta grâce à l’odeur de poisson, mêlée à celle des algues et de la mer. La place du port grouillait de monde et une foule d’embarcations étaient à quai. Les plus nombreuses, des petits navires marchands, attendaient de transborder leurs cargaisons sur les barges à fond plat qui faisaient la navette sur le Fleuve. Quelques soldats en permission traînaient dans les parages – moins, toutefois, que Huy ne s’y serait attendu. Il est vrai que la guerre touchait à sa fin. Bientôt on graverait les colonnes de la victoire. L’Empire du Nord, perdu par le Grand Criminel, serait presque entièrement restauré. Les monuments exalteraient le triomphe de Pharaon sur ses ennemis, mais tous les habitants de la Terre Noire sauraient que le vrai triomphateur était Horemheb et que, tôt ou tard, Ay serait forcé de compter avec lui. Combien de temps restait-il au roi ? Il était plus fin politique que jamais et, s’il ne contrôlait pas l’armée entière, de son côté Horemheb ne dirigeait que la division Rê, celle du Nord. La division Amon, du Sud, restait loyale au souverain, Commandant-Suprême-de-Toutes-les-Armées.

Ay contrôlait également le clergé et les sanctuaires, et, par conséquent, leur vaste réseau de propriétés, de fermes et de navires. En outre, il avait la mainmise sur toutes les réserves alimentaires du pays. En prodiguant des présents somptueux aux rois du Mitanni et du Réténou[24], il s’était attaché leur allégeance et pouvait espérer leur soutien armé en cas de sédition. Leurs mercenaires combattaient déjà dans ses armées. Non, Ay n’avait pas de révolution à redouter, néanmoins le temps lui était compté. Depuis les anciens rois, nul n’approchait plus l’idéal de cent dix ans ; rares étaient même ceux qui avaient pu atteindre l’âge vénérable du pharaon. Le Temps, même pour Ay, était un ennemi invincible. Or Horemheb, qui avait vu trois rois se succéder sur le trône depuis la mort du Grand Criminel, avait largement fait la preuve de sa patience. Il se contenterait peut-être de rester assis à l’ombre du figuier, certain que le fruit mûr finirait par tomber. Contrôler le clergé, posséder jusqu’à la plus infime créature vivant sur la Terre Noire était l’apanage du souverain, mais relevait plus du principe que de la réalité. On savait les grands prêtres d’Amon capables, en période de troubles, de soutenir le candidat de leur choix. Lors de la fête d’Opet[25], le dieu parlerait par leur voix.

Ay n’aurait plus d’héritier, désormais. Pour Huy, l’issue était prévue d’avance. Quelle ère inaugurerait l’avènement d’Horemheb ? Le scribe ne le devinait, hélas, que trop bien. Les règnes d’Akhenaton et de son père avaient été marqués par un vent de liberté. Mais, en une décennie, de plus en plus de portes s’étaient fermées : les anciens dieux et les anciens usages étaient de retour. La Terre Noire devait conserver la gloire qui avait failli lui échapper. Ses richesses ne la maintiendraient au centre du monde que si elle était gouvernée d’une poigne d’airain. Elle existait depuis plus de mille cinq cents ans et durerait encore autant ; mais elle avait durement appris qu’elle ne survivrait pas au changement. Telle elle avait été, telle elle devait toujours rester. Huy, qui jadis avait vu la lumière, savait qu’il ne pourrait plus supporter les ténèbres. Il ignorait encore ce qu’il ferait, et même s’il vivrait assez vieux pour voir ce jour, mais, comme un bouvier dans le désert, il sentait l’approche de la tempête de sable.

Qu’avaient à voir ces sombres réflexions avec la disparition de son fils et le meurtre du prêtre ? Les deux faits eux-mêmes avaient-ils le moindre rapport ? Le seul lien apparent était l’amitié entre Héby et les fils du défunt. Cela peinait Huy de se représenter son enfant comme un solitaire ; mais qu’était-il lui-même ? De combien d’amis pouvait-il se prévaloir ? C’était sans doute à Senséneb qu’il se livrait le plus, et il était sur le point de la quitter.

À regret, il grimpa la petite pente raide menant à la résidence. Il avait été tenté de s’attarder dans une taverne, mais c’était l’heure la plus chaude de la journée et il avait déjà trop bu, chez Aahmès. Ce petit vin des îles lui avait engourdi l’esprit. Huy plissait les yeux, ébloui par le soleil. Déjà sa visite à son ex-épouse lui semblait un rêve. Mais l’avoir revue avait, en un sens, apaisé son cœur, car il n’éprouvait ni regret ni nostalgie. Le présent valait mieux que le passé. Quant à la solitude, elle était une amie de longue date, aussi bienfaisante que l’étoffe fraîche protégeant du soleil, que l’ombre des palmiers dans l’oasis ou l’eau babillante d’une fontaine. On gaspillait tant d’énergie à lutter contre le destin ! Tel un lion pris dans des rets, plus on se débattait, plus les mailles du filet se resserraient. Se résigner était plus difficile que tout. Combien hommes savaient s’accepter tels qu’ils étaient – et accepter ce qu’ils étaient devenus ?

Huy ramena son châle sur sa tête, car les reflets brûlants du soleil sur les vagues lui blessaient les yeux.

 

« Évidemment, il faut que tu les interroges, approuva Kamosé.

— Tu ne m’avais pas dit qu’ils étaient des amis d’Héby.

— Cela ne me semblait pas important. Et puis, ils ont déjà bien assez de soucis à cause de la mort de leur père.

— Cela, je l’imagine. La famille était-elle très unie ?

— Sûrement », éluda le gouverneur d’une voix crispée, ses étranges yeux bleus trahissant sa gêne.

Il se mit à aller et venir, pareil à un léopard en cage dans le bureau étouffant.

« Mais tu les côtoyais ?

— Certes.

— Dînais-tu chez eux ? »

Kamosé le fixa comme si cette question dissimulait un traquenard.

« Rarement. Je fuis le monde, depuis quelque temps.

— Les réceptions et les fêtes ne vont-elles pas de pair avec ta fonction ?

— Si, mais je me limite au strict nécessaire. Je n’y prends pas plaisir… Vois-tu, je suis en deuil.

— Chérouiri me l’a appris. J’en suis navré. »

Kamosé resta silencieux.

« Je compatis d’autant plus sincèrement à ta douleur que je la partage, ajouta Huy.

— Tu conserves un espoir que ton fils soit en vie, répliqua Kamosé d’un ton bourru. Moi, je n’ai plus rien. Le tien a grandi loin de toi. Le mien vivait ici, à mes côtés.

— Je comprends. Vous étiez très proches.

— Oui, surtout depuis la mort de sa mère.

— Mais tu as encore ta fille.

— Ah ! Parce que Chérouiri t’a également parlé d’elle ? releva Kamosé avec un sourire amer.

— Y a-t-il une raison pour que cela t’ennuie ? s’étonna le scribe.

— Non. Ma fille est mariée.

— Quand as-tu perdu ton épouse ?

— Il y a des années, avant que je m’installe ici.

— Et tu vis seul ?

— Je ne me suis pas remarié, mais j’ai trois concubines. Quelle importance ma vie privée a-t-elle pour toi ?

— Pardonne-moi si je me suis montré indiscret. Je m’intéressais simplement à toi. Mais sache que mon fils n’a jamais cessé de me manquer. »

Kamosé soupira et se pencha sur sa table de travail.

« Qu’as-tu l’intention de demander à Sénofer et à Méten ?

— Ils ont peut-être une idée de ce qui s’est passé. Et j’aimerais avoir d’Héby une image plus précise.

— Aahmès ne t’en a rien dit ?

— Si, mais un homme est parfois un inconnu pour sa propre famille.

— Menouhotep l’aimait beaucoup. »

Huy accusa le coup. Il aurait dû poser plus de questions au marchand, mais, dans cette maison délabrée où l’atmosphère était rendue oppressante par tous les sous-entendus, cela n’était pas facile. Il serait plus à l’aise avec les amis d’Héby. Ils pourraient lui apprendre, eux qui n’étaient pas partie prenante, ce qui avait poussé son fils à s’enrôler – ambition que, visiblement, ils ne partageaient pas.

« Ipour était-il un homme riche ?

— Je l’ignore, dit Kamosé, évitant son regard.

— Allons ! Tu dois bien être au courant !

— Il était suffisamment pourvu.

— Pourvu de quoi ? De navires ? De terres ?

— Il dirigeait la flotte du temple. Sénofer était son adjoint. Je ne sais rien des autres biens qu’il possédait.

— Et tu connais sûrement le marchand Douaf.

— Oui, admit Kamosé.

— Méten travaille pour lui.

— Je comprends d’où te vient ta réputation.

— À t’entendre, on croirait que tu préférerais que je ne sache rien. Pourtant, je me borne à trouver mes repères. »

Kamosé se détendit un peu.

« Douaf n’est qu’un marchand. S’il a bien réussi, c’est qu’il a entreposé de grandes quantités de cèdre avant la guerre. Avec la pénurie, les prix ont grimpé en flèche. Tu le sais aussi bien que moi, Huy.

— Voilà un homme qui regrettera de voir la guerre finir.

— Ne t’inquiète pas pour lui. Douaf diversifie ses activités, dont l’import de cèdre n’est pas la principale. Il possède cinq greniers à blé, et ses bateaux naviguent du Pount au nord de la mer Orientale.

— Les crues ont été bonnes, fit remarquer Huy.

— Assurément.

— Le prix du blé est bas.

— Le blé vaut mieux que l’or, répliqua le gouverneur avec un haussement d’épaules. On ne connaît pas la disette tant qu’il abonde.

— Merci pour toutes ces informations, dit Huy en se levant.

— Où t’en vas-tu ?

— Dormir. Je me rendrai plus tard à la garnison. Il fait trop chaud, à présent.

— Ne voulais-tu pas interroger Sénofer et Méten ?

— Oui, mais je dois tout d’abord rendre visite à Ouserhet. Pharaon m’a confié des lettres à son intention. »

Huy savait qu’en ville, les sbires du roi l’observaient afin de s’assurer qu’il accomplissait la tâche pour laquelle il était envoyé. Il lui faudrait donc se présenter au chef de garnison aussi tôt que possible. Quant à savoir si Ouserhet était un partisan d’Horemheb, et jusqu’à quel point, cela restait à découvrir. Ay croyait-il sérieusement que Huy en apprendrait plus long que ses propres espions ? Ceux-ci avaient sans doute infiltré la suite du général et se trouvaient beaucoup mieux placés pour percer ses intentions à jour. À moins que, comme si souvent, le roi gardât secret son véritable dessein… Peut-être la présence de Huy constituait-elle simplement un bon moyen de maintenir les agents de la cité de la Mer sur le qui-vive… Quoi qu’il en soit, Huy rendrait un rapport fidèle concernant tout ce qu’il découvrirait. Pour sa part, résister à la volonté des dieux lui semblait aussi fou qu’irréalisable. Ils parvenaient toujours à leurs fins, au bout du compte. Et il n’était pas venu pour soutenir ou contrecarrer Ay dans ses luttes politiques, mais pour comprendre ce qu’il était advenu de son fils.

 

Frôlant la surface de la mer immense, le soleil teintait la crête des vagues d’un orangé de feu lorsque Huy se leva. Il n’avait pas dormi, néanmoins ce répit avait apaisé son cœur. Il appela Psaro avant d’aller dans la salle d’eau, à l’arrière de la petite maison, où son serviteur l’aida à prendre un bain et à se vêtir.

« Tenue officielle, indiqua Huy. Et pour toi aussi. Nous nous rendons à la garnison. »

Cette fois, ils prirent la litière que Kamosé tenait à leur disposition. Huy n’informa pas son hôte de son départ, car il ne souhaitait être accompagné ni par Chérouiri ni par l’escorte. Ce refus causa quelque anxiété aux soldats chargés de le protéger, mais il repoussa leurs objections avec autorité. La garnison se trouvait à l’ouest de la cité. Les rabats de lin étant roulés, Huy put à loisir admirer le crépuscule en écoutant le bruit de la mer. Au bout de quelques instants, il fut sensible à son effet apaisant. Baissait-il déjà la garde devant la Grande Verte ? Elle ouvrait la voie à l’exploration et au mystère. Dommage qu’il ne l’eût pas découverte au temps de sa jeunesse ! Mais pourquoi l’âge aurait-il dû être un obstacle à l’aventure ?

Le camp militaire était une véritable ville. Sous bonne garde, la litière s’approcha des enclos où l’on gardait les chevaux. Les bêtes trottaient à l’intérieur, revigorées par la fraîcheur du soir. La plus grande d’entre elles ne faisait pas plus de douze paumes et demie et n’aurait pu supporter la demi-charge d’un mulet. Elles ressemblaient aux chevaux amenés par les rois-bergers[26] qui avaient jadis conquis la Terre du Nord. Huy en avait vu la représentation sur des bas-reliefs. Ils avaient un noble port de tête et leur crinière flottait au vent telle une oriflamme tandis qu’ils galopaient.

Derrière les enclos étaient alignés quinze chars de combat, si petits et légers qu’on avait peine à croire que deux hommes pouvaient y tenir. De plus près, cependant, Huy constata qu’ils étaient solides et bien conçus. Serait-il encore nécessaire de les déployer pour la guerre ?

La litière longea le rivage. La mer s’était retirée, laissant derrière elle une immense étendue de sable humide. L’attention de Huy fut soudain attirée par des cris d’encouragement et des acclamations. Cinq autres chars filaient sur la plage à une vitesse inouïe, chacun tiré par deux chevaux. De temps en temps ils s’arrêtaient net et changeaient de direction, virant en un clin d’œil. Le conducteur n’avait qu’à imprimer une légère tension aux rênes pour se faire obéir. De son bouclier massif, il formait un solide rempart à l’archer debout près de lui, son arc levé, des flèches à portée de main dans un carquois.

Les mouvements des chars sur le sable ressemblaient à une danse, toutefois Huy y discerna une logique. Le rivage était jalonné de cibles de cuivre. L’archer décochait sa flèche au passage, malgré les feintes et les virages délibérés du conducteur. Le plus souvent, le projectile faisait mouche. Médusé, le scribe observa la scène avec une admiration involontaire, lui qui n’avait pourtant pas la fibre militaire.

À l’approche du campement principal, ils dépassèrent une troupe de soldats vêtus de ceinturons et de cache-sexe. Ces hommes manœuvraient sous leurs étendards, portant l’emblème des sections Horus et Anubis. Sur un signal de trompette, ils changeaient de direction ou passaient du pas cadencé au pas de course. Ils étaient armés de javelots, de lances à pointe de bronze et de haches de guerre. Seuls les officiers qui les commandaient étaient sortis de l’adolescence. Huy remarqua que les deux soldats du camp qui escortaient sa litière observaient ces manœuvres avec crainte et respect. Ces hommes se trouveraient-ils un jour au plus fort du combat ? Derrière les fantassins, une unité d’archers – des hommes à la peau sombre, venus de Ouaouat[27] – formait une seule ligne. Ils bandaient leur arc et tiraient d’un air concentré, pourtant la volée de flèches semblait ininterrompue et pas une ne ratait la cible.

Alors qu’ils distinguaient le portail encadré de sentinelles, Psaro demanda à son maître :

« Qu’allons-nous dire ? Nous ne sommes pas attendus.

— Ils reconnaîtront la litière de Kamosé et j’ai en outre une lettre portant le sceau du roi. Mais, de toute façon, tu peux être sûr que Kamosé aura déjà averti Ouserhet de cette visite. »

En effet, les gardes leur firent signe de passer. Le camp était délimité par des poteaux de bois, largement espacés et reliés par des cordes, car c’était une denrée rare ; le volume alloué à cette compagnie de réserve avait servi à construire deux jetées, juste au-delà du périmètre de l’enceinte. Elles avançaient loin dans la mer. Même à marée basse, il était possible d’y amarrer un vaisseau maritime, pour peu que sa quille ne fût pas trop profonde. Justement, un navire de forme inconnue à Huy, probablement venu de l’étranger, se préparait à larguer les voiles. Un instant, le scribe crut entendre des cris provenant du bord. Sans doute encore une illusion née du souffle de la Grande Verte.

De chaque côté, les abris des soldats étaient rangés en ordre austère. Toutes les cinq tentes, un maigre feu de bouse séchée rougeoyait au milieu d’un petit groupe d’hommes serrés tout autour. L’escorte guida les visiteurs vers une tente beaucoup plus large, dressée sur un tertre artificiel. Ses côtés étaient remontés, ce qui lui donnait l’aspect d’un dais. À l’intérieur, un feu de bois crépitait dans un brasero. Les torches fixées aux montants étaient allumées, car le crépuscule avait fait place à la nuit. Au centre de la tente, devant une table à tréteaux entourée de six tabourets pliants, se tenait un homme d’une trentaine d’années, aux épaules larges et au cou de taureau. Il arborait, en pendentif, deux décorations d’or : les Trois Mouches de la Persévérance et les Lions de Bravoure. Bien que coupés court, ses cheveux formaient des boucles serrées. Il était sûrement obligé de se raser deux fois par jour pour garder le visage net. Les muscles de ses bras courts et puissants saillaient au-dessus de protections en cuir cloutées de cuivre. Il portait au majeur de la main droite une lourde bague en or, emblème de son grade. Deux doigts manquaient à sa main gauche. Ses yeux étaient altiers, mais vifs aussi. C’était un homme plus habitué à commander qu’à écouter. Et, de fait, il était en train de donner des ordres à trois sous-officiers quand Huy fit son entrée.

« Salut à toi, scribe Huy. Je t’attendais plus tôt ! lui lança-t-il.

— Salut à toi, Ouserhet.

— Je peux te proposer du lait de chèvre ou de la bière rouge. Nous n’avons rien de plus fort, dans la garnison. Et du pain, mais seulement à l’orge. »

Sans attendre la réponse, il fit signe à un aide de camp qui partit chercher la nourriture et la boisson.

« Merci. »

Ouserhet roula certains des papyrus déployés sur sa table et les remit à deux des officiers, qui sortirent à reculons. Le troisième officier attendit en silence.

« Je sais ce qui t’amène ici, dit Ouserhet au scribe. Eh bien, je ne peux pas t’aider ! J’ignore ce qui est arrivé à ton fils. Ne crois pas que son sort me laisse indifférent. Il venait de terminer sa formation. Un excellent élément. Il brûlait de se mesurer à l’ennemi.

— Je suis fier de l’apprendre.

— J’espère qu’il réapparaîtra et qu’il pourra tout expliquer.

— Tu ne penses pas qu’il a déserté ? »

Ouserhet sursauta.

« Comment peux-tu imaginer cela de ton propre fils ? Non, il n’a pas déserté. Il n’était pas du genre ! Trop solide pour flancher. »

Il jaugea Huy du regard – était-ce parce qu’il ne pouvait croire qu’un tel fils eût un tel père ? Le scribe se redressa de toute sa taille.

« Tu me vois rassuré. C’eût été une conduite inqualifiable, de la part du fils d’un haut fonctionnaire qui a l’oreille du roi. Si je l’avais soupçonné, j’aurais signé de ma main sa condamnation à mort.

— Nous ne sommes pas si sévères, dit Ouserhet. Quand nous les retrouvons, nous leur coupons seulement les oreilles et le nez avant de les chasser de l’armée.

— Je t’apporte une missive de Pharaon », déclara Huy, le visage de marbre.

Psaro fit un pas en avant et remit la lettre entre ses mains. Le scribe la passa au commandant, qui la décacheta sans un mot et la déroula sur la table. Après avoir lu, il marmonna comme pour lui-même :

« Le Commandant-Suprême-de-Toutes-les-Armées veut savoir quand la guerre prendra fin. Elle prendra fin lorsqu’elle sera finie… Toutefois, ajouta-t-il en croisant le regard de Huy, selon les dernières dépêches d’Horemheb, nous n’aurons plus à envoyer de nouvelles troupes au nord. Sous peu, le général naviguera vers la capitale.

— Puissent les dieux en décider ainsi.

— Oui, en vérité. »

La voix d’Ouserhet sonnait faux, et cela n’échappa pas au scribe. Certes, la guerre était son métier. Il regrettait peut-être de n’avoir pu livrer bataille. Le commandant jeta un bref coup d’œil en direction de la mer, comme si une idée venait de l’effleurer, puis se tourna et parla tout bas au troisième officier, qui inclina la tête et sortit en toute hâte dans l’obscurité.

« As-tu combattu, dans cette guerre ? demanda Huy.

— Non, répondit Ouserhet avec brusquerie. J’étais archer, autrefois. Mon conducteur fut tué et je dus tenir les rênes. C’est alors qu’à mon tour je fus atteint et tombai. Nous roulions à un train d’enfer et mes doigts restèrent coincés dans la bride… Tu l’as sans doute remarqué, dit-il en levant sa main gauche. J’ai vu que tu avais l’œil vif. On m’a fabriqué deux doigts de bois que j’emporterai dans le tombeau. Mon ka sera complet, mon corps retrouvera son intégrité, mais, mes batailles, c’est à présent sur le papier que je les livre.

— Et comment s’est terminée cette autre bataille ?

— Celle où j’ai perdu mes doigts ? dit Ouserhet en souriant. Nous l’avons gagnée. Nous affrontions les Khabiri, menés par Azirou[28]. J’étais plus jeune que ton fils, à cette époque. Nous les avons encerclés dans leur ville et nous l’avons brûlée de fond en comble. Quant aux fuyards, nous les avons émasculés et nous les avons laissés à leurs femmes, la queue au fond de la gorge. Cela s’est passé dans ce même désert où nous nous battons à présent. La vie n’est qu’un éternel recommencement. »

Il se détourna pour cracher.

« Horemheb était un simple officier d’état-major, alors. Depuis, il a largement fait ses preuves sur le front.

— Tu l’admires.

— En tant que soldat, certainement, dit Ouserhet, aussitôt sur la réserve.

— Je suis sûr que c’est un chef militaire hors pair.

— Il a gagné cette guerre ! Pour le roi, il a reconquis les territoires que nous avions perdus. La Terre Noire a une dette de reconnaissance envers lui.

— La Terre Noire est Pharaon, et Pharaon n’a de dette envers personne. »

Ouserhet le fixa de ses yeux sombres où se reflétait la lueur des flambeaux. Comme s’il pouvait lui communiquer ce message par la pensée, Huy prononça en lui-même : « Je suis ton supérieur, investi de l’autorité du roi. » Dans le regard d’Ouserhet, il crut lire : « Je le sais, mais je ne plierai pas. Ici, tu es loin de la capitale. »

L’aide de camp apporta du pain, du lait et de la bière, qu’il déposa au bout de la table, loin des documents.

« Je préparerai une réponse afin que tu la rapportes à Ay dès demain, dit Ouserhet.

— Parfait. Toutefois, mieux vaudrait la confier au capitaine du premier vaisseau en partance pour le Sud.

— Tu ne rentres pas ?

— Pas tout de suite. »

Malgré le feu qui lui montait aux joues, Ouserhet souriait en s’approchant du scribe, qu’il dominait d’une bonne tête.

« Nous ne ménagerons aucun effort pour retrouver Héby. Ton fils était un fervent admirateur du générai et se serait attiré sa faveur. Si les dieux ont voulu qu’il périsse, nous veillerons à ce qu’il soit enterré avec tous les honneurs militaires.

— Je te sais gré de me tranquilliser. Néanmoins, le roi m’a autorisé à mener ma propre enquête et Kamosé m’a investi d’une autre mission.

— Oui, il y a fait allusion. Mais j’ai la conviction que nous réussirons par nous-mêmes à retrouver les assassins d’Ipour.

— J’ignorais que l’armée se chargeait d’enquêtes criminelles.

— Aucune n’est nécessaire en l’occurrence. Le coup venait d’un commando khabiri.

— Pourquoi visait-il Ipour ?

— Simple concours de circonstances. »

Huy ne répondit pas. Ce genre d’attentat était rarement le fruit d’une coïncidence.

« Remets-t’en à nous, Huy. Comme tu l’as constaté, j’assure la protection des notables de la cité. Kamosé a été malavisé de solliciter ton aide en la matière.

— Que veux-tu insinuer ? interrogea Huy d’un ton sec.

— Seulement que ce serait pour toi une perte de temps. »

Le scribe fut satisfait de voir qu’en dépit de sa superbe, Ouserhet respectait son rang. Mais cette concession lui parut presque trop rapide.

« Connaissais-tu Ipour ?

— C’était un prêtre.

— Le grand prêtre.

— Oui. Évidemment, je le connaissais, mais nous avons peu de contact avec la ville. Je suis accaparé par mes obligations.

— Cela va de soi.

— Je regrette de ne pouvoir t’aider. En toute sincérité, je t’assure que tu perds ton temps.

— Kamosé est mon supérieur ; je dois lui obéir.

— Je suis surpris que le roi puisse se passer de toi.

— Mon absence sera de courte durée.

— J’aimerais revoir la capitale du Sud. Mon dernier séjour date d’il y a bien longtemps. Peut-être, une fois que cette campagne sera terminée… Mais, pardonne-moi ! dit le commandant, se tournant vers la table. Je ne t’ai pas offert de rafraîchissement.

— Je prendrai juste un peu de lait de chèvre. »

Huy but rapidement tandis qu’ils échangeaient les amabilités d’usage. Dès qu’il le put, il se leva et ordonna à Psaro de faire avancer la litière.

« Il se fait tard. Je dois retourner en ville.

— Bien entendu. »

Ouserhet observait Huy, tentant de le sonder, mais la lumière vacillante rendait son expression indéchiffrable.

« Si j’ai des nouvelles d’Héby, je ne manquerai pas de t’en informer, ajouta-t-il.

— Je t’en remercie. Puis-je tout de même compter sur ton aide dans l’affaire Ipour ?

— Assurément, dans la mesure de mes moyens. Mais je pense qu’après cette incursion, les coupables ont pris la fuite.

— En ce cas, espérons qu’ils ne reviendront pas. »

Huy inclina la tête et se dirigea vers la litière qui l’attendait. Les deux jeunes soldats s’étaient munis de torches et ouvraient la marche, l’arme au clair, en scrutant les ténèbres. Mais l’obscurité était pour Huy un doux manteau dans lequel il s’enveloppait afin de mieux réfléchir. Le murmure de la mer l’apaisait, ce dont il avait grand besoin. Il n’aimait pas ce qu’il avait appris sur son fils. Héby, un fervent admirateur d’Horemheb ? Qu’avait-il de commun avec un scribe ? Qu’auraient-ils à se dire, s’ils se retrouvaient un jour face à face ?

Il est vrai que cette probabilité était infime.

La cité de la mer
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